Dr Claude Grange: “ La médecine palliative n’est ni l’euthanasie ni l’acharnement thérapeutique ”

La clinique Ferrière vient d’inaugurer son unité de soins palliatifs, la première du genre à Maurice. Pour en savoir plus sur cette médecine, nous sommes allés à la rencontre des docteurs Claude Grange, médecin formateur en soins palliatifs en France qui a aidé à réaliser le projet, et Vicky Naga, gériatre et chef de service de la nouvelle unité de la clinique Ferrière.

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l  Quelle est la définition des soins palliatifs?

— C’est la prise en charge de personnes qui sont gravement malades et que la médecine ne peut plus guérir et à partir de ce moment, on fait appel à une autre médecine. Il y a trois types de médecine : la préventive pour éviter de tomber malade, qui, à mon avis, n’est pas assez développée ; la curative avec le bon diagnostic et le meilleur traitement pour guérir, et la médecine du juste soin pour ceux qu’on ne peut guérir. Quelques fois, il y a un décalage entre ce que souhaite le malade et ce que souhaitent leurs familles. La médecine palliative c’est de faire en sorte que quand la médecine ne peut pas guérir, on utilise une autre thérapie : celle de prendre soin avec trois choses en tête : ne pas faire souffrir, ne pas laisser se sentir abandonné et faire des choses que pour le malade, et non pas pour la famille et les médecins. Or, parfois on veut prolonger la vie du malade, on se dit que quand on aime quelqu’un on n’a pas envie qu’il nous quitte et, croyant bien faire, on fait de l’acharnement, on fait médicalement des choses qui ne servent à rien, c’est-à-dire de l’acharnement thérapeutique. Les malades que l’on voit en bout de chaîne ne meurent plus de leur cancer, mais des complications et des effets secondaires des traitements qui ne servent plus à rien et qu’on continue à leur donner : ça n’a aucun sens.
l Comment faire comprendre aux parents qu’il faut laisser partir le malade et ne pas se sentir coupable de l’avoir fait ?

— C’est le gros travail qu’il y a à faire. Il faut informer le malade pour qu’il puisse être acteur et pas victime. Je le répète, la médecine palliative c’est de faire des choses QUE pour le malade.

l Comment convaincre les médecins qui ont un intérêt financier à continuer à soigner les malades, même quand les soins ne servent plus à rien ?

— C’est également une grosse partie du problème. Il faut responsabiliser le malade pour qu’il dise à son ou ses médecins : arrêtez, je ne veux pas continuer à suivre des traitements qui me font souffrir.

l Certains médecins pourraient aller dire aux parents que le malade ne sait pas ce qu’il dit, qu’il ne faut pas l’écouter.

— C’est vrai. Mais à force de persuasion, on peut faire autrement, convaincre les parents de ne pas s’acharner contre la volonté du malade, de ne pas le faire souffrir inutilement à suivre des traitements qui ne changeront rien. Pour persuader, il y a aussi le témoignage des familles dont un parent a eu droit aux soins palliatifs. La meilleure publicité, ce sont les familles qui ont vu notre prise en charge et racontent ce qu’elles et leurs parents ont vécu. Nous avons eu cinq patients déjà. Ces familles sont nos meilleurs ambassadeurs et avocats pars le bouche à oreille. Mais vous avez raison, il va falloir convaincre les médecins, et ce sera difficile. Je suis médecin et ne veux pas être perçu par mes confrères comme un donneur de leçons. Pendant très longtemps, j’ai été ce médecin qui ne savait quoi dire, que faire, et continuait les traitements, avant de découvrir la médecine des soins palliatifs qui est une médecine humaine qui considère le malade comme un sujet de soins, et pas comme un objet de soins. Je ne souhaite qu’une seule chose : convaincre

l La résistance des médecins contre les soins palliatifs est forte ?

— Elle l’est. Quand on perd un client, on perd une source de revenus. Je dis que quand on a un patient pour lequel on ne peut plus rien au niveau médical, il faut nous le confier. On ne doit pas faire croire aux malades et à leurs familles qu’on peut les guérir quand ce n’est pas possible. Il faut avoir le courage de dire que la médecine a fait des progrès, nous avons fait tout ce qui était possible, mais nous ne sommes plus dans une situation où on peut guérir. S’il y a un malade avec encore une possibilité de guérir, on ne doit pas le faire venir à la clinique Ferrière. Ici, ne viennent que des personnes atteintes d’une maladie grave, évolutive, potentiellement mortelles à court terme, dont on ne guérit pas. Nous ne faisons que des traitements contre la douleur et pour le confort du malade pour le temps qu’il lui reste à vivre.

l Comment et pourquoi vous êtes-vous intéressé à cette branche de la médecine?
— Il y a plus de 30 ans, j’ai perdu un enfant qui n’avait que 28 jours et je ne savais quoi faire. J’ai été prise en charge par une équipe qui savait parler aux parents en deuil avec humanité et respect. Après, je me suis dit que je voulais redonner aux autres ce que j’avais reçu à ce moment de ma vie. Avant, j’étais dans la réanimation et je considérais la mort comme un échec et qu’il fallait guérir à tout prix les patients. Mais la réalité de la vie est que nous devons tous mourir et qu’il vaut mieux, pour une fin de vie paisible, avoir affaire à des personnes formées qui savent prendre soin de la personne, en respectant ses souhaits, et mettre l’accent sur le confort et la qualité de vie plutôt que sur la quantité de vie.

l Les soins palliatifs étaient déjà pratiqués à l’époque?

— On commentait à les pratiquer. Quand j’ai fait ma formation, c’était la première année du diplôme universitaire en soins palliatifs. Mon ambition était de créer une unité dans l’hôpital où je travaillais à Houdan, ce qui a été fait il y a une vingtaine d’années. A l’époque, avec les progrès de la médecine, on faisait de l’acharnement thérapeutique à un tel degré que les familles se sont révoltées et ont demandé une autre forme de médecine pour accompagner dignement les malades vers la mort, pas pour les maintenir artificiellement en vie au prix de grandes souffrances.

l Accompagner les malades vers la fin de vie, ce n’est pas une manière de pratiquer ce que certains considèrent comme un gros mot : l’euthanasie ?

— Soyons précis : la médecine palliative n’est ni l’euthanasie, ni l’acharnement thérapeutique. La définition de l’euthanasie est de mettre fin à la vie en injectant un produit médical au malade. Nous ne le faisons pas. Les soins palliatifs se refusent à tout acte qui viserait à abréger la vie de la personne.

l Même si en suivant les soins palliatifs, le malade, qui n’en peut plus de souffrir, vous demande de le faire partir ?
— La réponse est simple : nous n’abrégeons pas la vie, mais si la douleur est insupportable, on peut mettre le malade dans le sommeil, c’est ce qu’on appelle la sédation. Je souligne que faire dormir, ce n’est pas faire mourir. D’ailleurs, quand on pose la question : c’est quoi une belle mort ?, la réponse est ne pas souffrir et, de préférence, que cela se passe pendant le sommeil. Nous pouvons mettre le malade en sédation en espérant, si son heure est arrivée, qu’il parte pendant son sommeil.

l J’insiste : est-ce que le traitement que vous venez de décrire n’est pas, quelque part, une forme déguisée d’euthanasie ?

— J’attendais cette question, qui est souvent posée. On peut mourir le jour, mais également la nuit, et en général il y a plus de morts nocturnes que diurnes. Quand une personne meurt la nuit, est-ce que vous accusez le sommeil de l’avoir fait mourir ? Si je donne un médicament pour provoquer le sommeil, ce n’est pas pour faire mourir la personne. Nous ne pratiquons ici qu’un sommeil qu’on peut provoquer pour passer des caps difficiles de la souffrance, un sommeil transitoire de quelques jours qu’on peut arrêter. C’est exactement ce que l’on fait en anesthésiant un malade, le temps d’une opération.

l Comment vous êtes-vous retrouvé à participer à la création de l’unité de soins palliatifs de la clinique Ferrière à l’île Maurice ?

— Un ami, Jean-Michel Chollet, chirurgien français qui vient depuis 20 ans à Maurice, connaît bien Pierre Raffray, un des administrateurs de la clinique Ferrière. A un moment, on s’est interrogé à la direction de la clinique sur les progrès qu’on pouvait y apporter, une sorte de deuxième souffle. Jean-Michel Chollet a proposé la création d’une unité de soins palliatifs, qui entre tout à fait dans la mission des sœurs qui ont fondé la clinique et qui ont été emballées par l’idée. Il m’a contacté, je suis venu et j’ai eu la chance d’être associé au projet dès le départ. On voulait aménager des salles dans l’ancienne clinique, j’ai insisté pour qu’on construise une unité de deux étages pouvant accueillir douze personnes avec toutes facilités et équipements nécessaires avec le personnel formé qui va avec.

l Un mot sur le personnel qui travaillera dans cette unité. Comment a-t-il été formé ?

— Dès le début du projet, j’ai insisté pour que l’équipe soit mauricienne. J’ai rencontré le Dr Vicky Naga, gériatre, à La Réunion où il travaillait. Quand je lui ai parlé du projet, il a été lui aussi emballé et a accepté de rentrer à Maurice pour en devenir le chef de service. Deux jeunes médecins mauriciens se sont joints à l’équipe, Dr Anne-Sophie Jérôme et Maeva l’Enclume, ainsi que la psychologue Safia Adamjee et du personnel soignant que j’ai formé. Ils évoluent dans un cadre agréable.

l Il est vrai que cette unité a de beaux volumes et de l’espace. On pourrait même dire qu’elle ressemble à un établissement hôtelier de plusieurs étoiles.
— Il est important que les personnes malades en fin de vie aient un beau cadre, un confort matériel, des équipements médicaux et une prise en charge adaptée, pour les aider dans leurs derniers instants.

l Est-ce que le fait que la clinique Ferrière appartient à une association catholique a été d’une aide fondamentale dans la réalisation du projet ?

— Je pense que cela a joué fortement. Parce que qui investira une centaine de millions pour des mourants ? Dans d’autres cliniques, on investira dans de nouveaux matériaux de pointe, un nouveau bloc opératoire, mais pas pour des mourants. C’est rassurant pour notre humanité de créer un milieu si beau, si adapté pour des personnes qui vont décéder.

l Ce cadre, ces soins ne s’adressent qu’à des personnes en fin de vie qui ont des moyens financiers certains. A ces personnes qui ont les moyens de se payer cette fin de vie. Les soins palliatifs seraient, donc, une médecine pour riches ?

— Vous imaginez bien que cet aspect a été pris en compte dans la conception du projet. Nous avons eu des réunions de travail avec les assurances qui ont accepté un forfait. Il est de Rs 15 000 par jour tout compris, c’est-à-dire la chambre et tous les soins médicaux nécessaires. Les principales assurances du pays ont validé ce forfait.

l Ah bon ! Quel est leur intérêt ?

— Il faut simplement savoir que maintenir des patients en réanimation coûte beaucoup plus cher.

l Quelle est la durée de ce forfait accepté par les assurances ?

— De dix à quinze jours.

l Mais toutes les vieilles personnes malades n’ont pas une assurance santé. Celles-là sont donc exclues d’office des soins que dispense la clinique ?

— Non. A Houdan, où j’ai travaillé pendant des années, on a créé un service de dons, provenant surtout de parents de ceux que nous avons aidés à partir. Le même principe sera appliqué ici et les dons serviront à subventionner les personnes qui ne disposent pas d’une assurance. Une fondation sera créée qui fera appel aux dons qui, je l’espère, seront suffisants pour subventionner les personnes qui ont besoin de nos soins mais n’en ont pas les moyens.

l Il y a sûrement des personnes vieilles et malades qui n’ont pas besoin de venir en clinique. Est-ce qu’il est prévu un service de soins palliatifs à domicile ?

— Dr Vicky Naga : On vient en clinique quand les symptômes sont trop complexes pour qu’on les prenne en charge à domicile. Si ces malades sont dans un état stable à leur domicile, il n’y a aucune raison de les transférer en clinique. Notre équipe mobile peut intervenir à domicile si le médecin ou le personnel soignant se retrouve face à des difficultés. Nous avons une équipe mobile composée le plus souvent d’un binôme médecin /infirmier ou médecin /psychologue qui se concentre pour le moment uniquement sur les hautes Plaines-Wilhems. Elle fait sur place une évaluation et des préconisations à l’équipe en place, à laquelle nous ne nous substituons pas. Nous l’accompagnons, nous travaillons en collaboration.

l Combien coûte cette consultation à domicile ?

— Nous avons établi une facturation pour le déplacement du binôme qui est de Rs 2,000. Ce sont les familles qui n’arrivent plus à gérer le malade qui nous appellent. On a eu des décès, mais on a aussi eu des cas de personnes qui sont rentrées chez elles après une courte période d’hospitalisation.

l Il pourrait exister des parents qui, n’en pouvant plus avec leurs malades, s’en débarrassent en les envoyant chez vous ?

— Contrairement à ce que certains peuvent penser, nous ne sommes pas une maison de retraite, un centre de rééducation, un centre où on fait du curatif. Nous n’acceptons que les malades atteints de maladies graves qu’on ne peut pas guérir. Dans des situations exceptionnelles et que les soignants à domicile sont fatigués, comme la famille, on pourrait hospitaliser un patient mais pour une période de temps bien défini, pour une hospitalisation de répit. Nous gérons d’abord la douleur physique avant de nous pencher sur les problèmes psychologiques comme l’anxiété et les autres symptômes liés à la fin de la vie. Mais nous ne faisons pas d’analyses et de prises de sang dans la mesure où nous savons que le patient a des dysfonctionnements dus à la maladie.

l Mais vous savez mieux que les analyses et les prises de sang rapportent, et pas qu’aux laboratoires !

— C’est une des raisons pour lesquelles il y a certaines résistances aux soins palliatifs.

— Dr Grange : Mais Maurice ne peut pas rester en dehors ou à la traîne d’un mouvement qui existe dans le monde entier et qui a commencé dans les pays anglo-saxons à Londres et au Canada, il y a 50 ans. Un mouvement qui existe aujourd’hui dans tous les pays européens et même dans certains pays d’Afrique et d’Asie. On dit souvent en parlant des malades qu’il n’y a plus rien à faire. Les soins palliatifs, c’est tout ce qui reste à faire quand on pense qu’il n’y a plus rien à faire. Et croyez-moi, il reste beaucoup de choses à faire qui nécessitent de la compétence professionnelle, car la bonne volonté ne suffit pas. Dans certains traitements, on peut arrêter les médicaments, mais les soins ne s’arrêtent pas. Ce que nous faisons, c’est soulager la douleur et laisser la personne partir avec dignité. Plus on arrête le traitement médical et plus on doit continuer les soins.

l Comment ont réagi les infirmiers et infirmières à cette nouvelle technique médicale ?

— Nous avons ici un centre de formation et de recherches, mais nous nous déplaçons aussi suivant les demandes pour parler de cette médecine nouvelle pour Maurice. Il y a un décalage entre une pratique médicale et une pratique soignante. Les médecins sont formatés pour guérir, et quand ils ne peuvent pas le faire ils le vivent comme un échec. Alors que les soignants sont davantage dans le care, le “prendre soin”. Et s’occuper d’un malade qui guérira ou d’un malade qui ne guérira pas reste dans le “prendre soin”. Les infirmiers sont très attentifs à cette philosophie du soin, plus humaine, plus relationnelle.

l Je voudrais quand même rappeler que tous les infirmiers ne ressemblent pas au portrait que vous venez de faire. On entend souvent des cas de maltraitance vis-à-vis des malades, surtout des plus vieux qui ne peuvent pas réagir et doivent subir.

— Nous l’avons entendu dans des émissions de radio quand on donne la parole aux auditeurs. Ils racontent des choses qui sont effrayantes, mais qui correspondent à ce qu’on a eu en France, où on peut encore mourir dans des conditions inacceptables. C’est pour cela que le mouvement des soins palliatifs s’est développé par les familles qui voyaient bien comment leurs malades étaient traités, surtout ceux en fin de vie que certains assimilent à un mouroir. Ce mouvement s’est développé et après, les médecins ont suivi. J’espère que ce sera le cas aussi à Maurice. Pour revenir aux soignants, j’aimerais dire que chez nous, ils ne sont plus les exécutants de la prescription médicale, ils participent à la prise de décision et c’est nouveau à Maurice. Pour le bien du patient, on a besoin de savoir ce que le soignant pense afin que le médecin puisse prendre la bonne décision. La discussion est collégiale. Ici, les soignants pont été formés à exprimer leurs points de vue, leurs inquiétudes et à verbaliser sur les soins. Leur opinion compte et a de la valeur.

l De votre point de vue, le concept que vous défendez est solide et permet de bien accompagner les malades, de tranquilliser les familles, tout en valorisant le personnel soignant. Quelle est la difficulté de ce nouveau concept dans le contexte mauricien ?

— Vous l’avez dit : c’est un nouveau concept, pour ne pas dire une petite révolution qui nécessite un changement de mentalité. Il nous faudra un peu de temps pour faire accepter totalement le concept qui réalise une idée que tout le monde partage : on n’a pas envie que nos parents, nos proches terminent leur vie dans des conditions indignes et dans la douleur.

 

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