Jacqueline Sauzier (secrétaire générale de la Chambre d’agriculture) : « Nous ne voyons pas le paysage mauricien sans la canne à sucre »

Jacqueline Sauzier, secrétaire générale de la Chambre d’agriculture plaide, dans une interview accordée au Mauricien, pour une intégration complète de l’industrie sucrière dans l’économie nationale. « Il faut augmenter les revenus, baisser les coûts de production et avoir un débat dépassionné pour avoir la chance de remettre en question certains fondamentaux. L’industrie sucrière ne peut plus fonctionner comme si elle représentait encore 15% du PIB et employait 20% de la masse salariale. Les lois régissant ce secteur doivent impérativement être revues pour un traitement égal aux autres secteurs et une intégration complète dans l’économie nationale », soutient-elle. Concernant l’avenir de l’industrie sucrière, Jacqueline Sauzier voit difficilement « le paysage mauricien sans la canne à sucre ».

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La récolte sucrière a atteint le niveau le plus bas de son histoire cette année, avec une estimation finale de quelque 330 000 tonnes. Cela a donc été une des années les plus difficiles. Pouvez-vous nous en parler ?

Il est vrai que la coupe 2018 a été la plus faible de son histoire avec une production finale de 323 406 t de sucre. Il ne faut pas regarder ce chiffre en isolation mais le lier aux autres paramètres de production et de rendements tels que la superficie, les rendements de tonnes de cannes à l’hectare ou le taux d’extraction, les deux derniers paramètres étant fortement liés aux évolutions climatiques.

La superficie récoltée baisse invariablement d’année en année :  47,678 ha en 2018, soit une perte de 23% en 10 ans. Par contre, le rendement de tonne de cannes à l’hectare (tc/ha) reste assez stable avec une moyenne de 74 tc/h sur les 10 dernières années, avec un maximum de 79,78 tc/ha en 2014. Nous notons que 2018 enregistre le chiffre le plus bas de cette période, soit 66,16 tc/ha. La dernière fois que nous avions eu un chiffre aussi bas remonte à 2007, avec 65,92 tc/ha. Ce chiffre bas de 2018 s’explique par les conditions climatiques suivantes : début d’année avec une pluviométrie favorable à la pousse de la canne. Un hiver qui s’installe tôt stoppant la pousse et induisant le début de l’accumulation de saccharose. Mais cet hiver ne persiste pas et la douceur s’installant, la production de saccharose est stoppée au profit de la repousse de la canne mais le manque de pluie en cette période donne une canne creuse et fine.

Couplés à cette baisse de rendement, les prix sont au plus bas. Les producteurs sont ainsi doublement pénalisés et les revenus sont en baisse, résultant en des pertes significatives. D’où cette situation de crise actuelle.

Nous constatons simplement que d’une année sur l’autre, les données sont très variables et le climat joue un rôle crucial sur la productivité et les rendements. Par contre, la coupe 2019 s’annonce assez bonne, au mois de février l’élongation moyenne de l’île étant de 9% au-dessus de la normale.

La baisse de la fourniture de la canne à sucre aux établissements sucriers n’est pas uniquement due au climat. D’autres facteurs sont intervenus, dont l’abandon des terres par les petits planteurs. Est-ce irrémédiable ?

La perte moyenne est en effet de 1 500 hectares par an, malgré toutes les mesures d’accompagnement proposées principalement aux petits producteurs. Mais ceci n’est pas irrémédiable car une grande partie de ces terres sont abandonnées mais pas passées sous d’autres cultures. Mais les conditions actuelles ne sont pas propices à un retour vers la plantation. Il sera important dans un proche avenir de poser la question : dans les conditions économiques actuelles, quel est le prix du sucre ou quel est le seuil minimal de productivité qui soit rentable pour un producteur ? Ne devrions-nous pas repenser les activités sur ces terres les moins rentables ? Peut-être même revoir le modèle de production de la canne.

Comment peut-on qualifier les relations entre les établissements sucriers, les institutions sucrières et les petits planteurs ?

De manière globale, les relations entre les différents acteurs sont assez bonnes. Mais l’intervention d’acteurs, qui ne sont pas directement des partenaires de l’industrie, complique cette entente. Surtout en ce moment, les commentaires et revendications fusent de partout et, souvent sans prendre compte de la réalité du terrain, des enjeux des partenaires de l’industrie ou de l’histoire.

Les petits planteurs ont organisé plusieurs réunions qui ont culminé sur une réunion nationale à l’auditorium Octave Wiehe pour réclamer un montant de Rs 2 500 par tonne de cannes fournie aux établissements sucriers. Est-ce réaliste ?

Pour cette coupe 2018, le revenu global des petits planteurs est estimé à Rs 17 940 par tonne de sucre (sachant que toutes les composantes des revenus ont été ramenées à la tonne de sucre), soit un revenu supérieur au “Viability Price”, qui est de Rs 17 000 la tonne de sucre. Couplé à cela, il faut savoir que d’autres subventions directes ou indirectes (i.e. préparation des sols, boutures, fertilisation, assurance…) sont disponibles uniquement pour les petits planteurs. Quant à la revendication de Rs 2 500 la tonne de cannes, ceci représenterait grosso modo Rs 25 000 la tonne de sucre. Oui pourquoi pas ? Chaque partenaire peut avoir les revendications qu’il souhaite, mais il faut qu’elles soient justifiées et rentables. 

Peut-on dire que les prix qu’ils reçoivent pour les sous-produits de la canne, en particulier la bagasse, sont en dessous de la normale ?

Pour la coupe 2018 et la composante de bagasse, le petit planteur sera rémunéré à hauteur de Rs 2 500 la tonne de sucre et les autres planteurs, Rs 1 700 la tonne de sucre à travers des aides financières de l’Etat. Certaines composantes de ce mécanisme de paiement ne sont effectivement pas pérennes. Il est temps de mettre en place le “Biomass Framework” tel que stipulé dans la Sugar Industry Efficience Act, pour une visibilité à long terme du paiement de toutes les biomasses brûlées telles la bagasse et la paille de canne. Mais quelle serait la juste rémunération pour cette bagasse ? Si cette bagasse est utilisée pour produire de l’électricité, elle devrait être rémunérée selon sa valeur calorifique, comme pour le charbon, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.

Peuvent-ils obtenir un prix plus rémunérateur tenant compte que la bagasse est utilisée pour la production de l’électricité pour être vendue au CEB à un prix rémunérateur ?

Sans connaître tous les tenants et aboutissants des contrats des IPP avec le CEB, il est juste d’affirmer que la bagasse n’est pas valorisée à sa juste valeur : elle était considérée comme un sous-produit sans valeur. Les choses ayant changé, suite aux investissements et risques actionnées par les IPP, cette bagasse est aujourd’hui sous-payée. Il est par ailleurs à noter que l’énergie produite par les centrales thermiques charbon-bagasse est la moins chère du CEB à ce jour.

La dissolution du syndicat des sucres est réclamée. Qu’en pensez-vous ?

Pensez-vous que chaque producteur pourra vendre individuellement son sucre à un meilleur prix ? À sa dissolution, quelle est la solution proposée ? Comment chacun commercialisera son sucre ? Comment fera la rémunération de chacun des partenaires de la chaîne de production ? Le Syndicat des Sucres fait un travail de fond important pour assurer le meilleur revenu possible pour tous les partenaires de la chaîne. Il est très facile de critiquer sans connaître les tenants et aboutissants de décisions. Quoi qu’il en soit, il y a toujours des pistes d’amélioration de la productivité ou de l’efficience. Mais cela relève de la responsabilité de tous et pas juste du Syndicat des Sucres.

Y a-t-il une différence en termes de profitabilité de la production sucrière entre les gros planteurs, les usiniers et les petits planteurs ?

Les coûts de production sont effectivement différents pour chacune des parties mentionnées. Certains ont la possibilité de faire des économies d’échelle, d’autres n’ont pas de frais administratifs ou de charges sociales, certains ont des coûts fixes dus à des “assets” importants, certains sont mécanisés, d’autres ont besoin d’une main-d’œuvre constante. Tous les cas de figure sont possibles, mais quoi qu’il en soit la MCIA a déterminé que le “Viability Price” de l’industrie est établi à Rs 17 000 la tonne de sucre, tout revenu confondu.

En ce qu’il s’agit des revenus qui permettront de calculer la profitabilité, ceux-là sont aussi variables en fonction de la catégorie de producteurs. Par exemple, la bagasse est mieux rémunérée pour les petits planteurs que pour toute autre catégorie de producteur. La mélasse et le Distillers Bottlers Fee ne sont payés qu’aux planteurs et pas aux usiniers. Le seul revenu perçu par les usiniers est sur le sucre produit; ce dernier n’obtenant que 22% du sucre produit. L’usinier est le partenaire le plus à plaindre car il est doublement pénalisé : il est rémunéré sur la base d’un “sharing ratio” de sucre le plus bas à travers le monde et la production nationale est en baisse d’année en année, impactant ses revenus, et ce alors que ses coûts de productions et frais fixes, eux, augmentent inexorablement.

Ainsi, nous pouvons donc conclure qu’effectivement la profitabilité n’est pas la même pour chaque producteur. Mais les variabilités de revenus ont été mises en place pour couvrir, en partie, ces différences de coûts de production.

La baisse du prix du sucre est-elle est irrémédiable ?

Non, c’est une conséquence directe de l’abolition des quotas de production des betteraviers en Europe depuis septembre 2017. Cette situation doit se réguler, sachant que les contrats de production des betteraviers sont faits sur des périodes de 2 à 3 ans et que nos contrats de vente sont souvent négociés annuellement à partir de juin-juillet. Si nous regardons le passé, nous ne pouvons que constater la volatilité et le caractère cyclique des prix de cette commodité. Mais il est vrai que cette baisse sans précédent n’était pas attendue. Pour les cycles précédant la baisse, nous avions des mesures d’accompagnement de l’Union européenne suite à l’abolition du Protocole Sucre. Mais cette fois, nous devons agir sans filet de protection dans un marché de plus en plus concurrentiel, d’où la volatilité des prix.

Par conséquent, quel avenir pour la production du sucre à Maurice ?

C’est une question qui mérite que l’on s’y attarde. Il faut faire ressortir le caractère multifonctionnel de la canne, laquelle a un rôle environnemental primordial : capteur de CO2, limite également l’érosion des sols et utilise peu d’eau. Sa multifonctionnalité économique est aussi importante : à part le sucre, d’autres secteurs se sont développés autour. Ainsi, nous avons le rhum, le vinaigre et l’éthanol à partir de la mélasse. La production de 15% de notre énergie locale se fait à partir de la bagasse. La production d’une fertilisation liquide – CMS, se fait, elle, à partir des déchets d’usine, de la production de spiruline et d’autres sous-produits. De plus, il y a une importante activité économique autour du transport routier et portuaire, des entreprises pourvoyeuses de services agricoles (fertilisants, herbicides, contracteurs, etc.). Ainsi, s’il nous faut remettre en question la production de sucre, il nous faudra, en priorité, évaluer l’impact sur toutes ces activités. Rien que pour la production d’énergie, brûler cette bagasse évite l’importation d’environ 200 000 tonnes de charbon ou 80 000 tonnes d’huile lourde, représentant une économie pour le CEB de Rs 700 M à Rs 1,5 milliard pour remplacer cette bagasse.

Êtes-vous déçus par le traitement et l’accueil reçus par le rapport du JTC, le gouvernement et les syndicats ?

Ce document a le mérite d’avoir mis noir sur blanc toutes les pistes d’action pour faire évoluer l’Industrie sucrière dans son ensemble. Il était évident que toutes les mesures listées n’auraient pas pu être implémentées telles quelles, certaines nécessitant une réflexion supplémentaire et large avec tous les acteurs de la filière. Mais une chose est certaine, il faut augmenter les revenus, baisser les coûts de production et avoir un débat dépassionné pour avoir la chance de remettre en question certains fondamentaux. Cette industrie ne peut plus fonctionner comme si elle représentait encore 15% du PIB, employait 20% de la masse salariale, les lois régissant ce secteur doivent impérativement être revues pour un traitement égal aux autres secteurs et une intégration complète dans l’économie nationale.

Le workshop organisé par l’EBD, « Agro Industry and Food Security – Unlocking a new phase of agricultural development », a été un moyen de faire passer certains messages et nous espérons dans un proche avenir, l’ouverture d’un débat dépassionné autour de l’avenir de l’Industrie sucrière.

Comment se présente la situation actuellement au niveau de l’industrie sucrière ?

À ce jour, la canne pousse bien et nous nous préparons aux échéances budgétaires internes mais aussi sur le plan national. Sur le terrain, nous réfléchissons à de nouvelles pistes de production pour augmenter en productivité et en efficience. Le projet de la production de la canne organique est en place. Ce type de production ne sera pas facile, pas adapté à tous les types de sols et pas possible pour tous les producteurs. Beaucoup de challenges nous guettent, mais nous n’avons pas le choix, il nous faut innover.

La situation est inquiétante, le manque de moyen pour la replantation fait que 1/3 des superficies sous culture sont actuellement des cannes ayant plus de 8 ans. Ceci influe directement sur le rendement des champs et une baisse de la productivité. Il devient urgent de trouver un mécanisme de financement sur 5 ans pour aider à la replantation de ces superficies. La main-d’œuvre reste un facteur bloquant. Les départements de Services aux Planteurs des divers Factory Areas multiplient les efforts pour accompagner les petits planteurs et offrir des services parfois à la carte pour limiter l’abandon des champs.

Plusieurs usines, comme Omnicane et Médine, ont annoncé des pertes au niveau de la filière cannière. La deuxième nommée a même annoncé l’arrêt de la production sucrière…

Il n’y a pas que ces deux usines qui ont annoncé des pertes. Quatre usines, Omnicane Milling Operations Ltd, Médine Milling Co Ltd, TerraMilling et AlteoMilling Ltd, ont annoncé des pertes pour cette coupe 2018 et elles ne sont pas les seules. Il est vrai que le conseil d’administration de Médine Milling Co Ltd a décidé de stopper l’hémorragie et a demandé son autorisation de fermeture. La réponse du gouvernement est attendue pour fin mars.

Avez-vous pris connaissance des mesures annoncées par le gouvernement à l’intention des petits planteurs ? Sont-elles suffisantes ?

Il est normal que les petits planteurs obtiennent de l’aide. Je l’ai déjà mentionné plus haut, c’est une mesure sociale de l’État et personne ne remet cela en question. Mais ces mesures ne doivent pas être faites au détriment des autres producteurs. Ainsi, la mesure adoptée au Cabinet le 21 septembre 2018 pour une aide économique de Rs 1 250 par tonne de sucre pour tous les planteurs à partir des fonds du Sugar Insurance Fund (SIF) s’est faite au détriment des usiniers qui sont aussi des assurés du fond et donc des contributeurs du fond. Pourquoi les discriminer ?

L’autre mesure annoncée le 7 décembre dernier pour une aide économique de Rs 257 la tonne de cannes, représentant Rs 3 290 la tonne de sucre, uniquement pour les producteurs de moins de 60 t de sucre est également financée en partie par le SIF, encore une fois au détriment des autres assurés contributeurs du fond. Est-ce équitable ? Ces mesures sont-elles suffisantes ? Les petits planteurs représentent 18% de la production nationale de sucre. Oui, ils doivent être accompagnés, mais si les autres producteurs, en particulier les usines, ne s’en sortent pas, que feront les petits planteurs de leurs cannes ? Il y a donc un besoin urgent de mettre les choses à plat de manière dépassionnée pour trouver une solution pour tous les acteurs de la filière.

Comment se présente la production énergétique par les IPP ?

En 2017, la part d’électricité produite par les IPP était de presque 60% de la production nationale avec 15% provenant de la bagasse. Malheureusement, la part provenant de la bagasse régresse tous les ans par manque de produit de base. Les essais faits sur la paille de canne ont été très concluants. Terragen et Alteo Energy ont mis en place des mécanismes pour faciliter la récolte mécanique de la paille de canne et son acheminement vers les centrales. Ainsi, à leurs frais, ils ont remplacé une part du charbon pour une biomasse renouvelable. Les IPP souhaitent la mise en place du Biomasse Framework pour introduire de nouvelles biomasses et ainsi diminuer encore plus la part de charbon et améliorer leur efficience.

Et comment se présente l’avenir de l’industrie de la canne ?

Vous seriez d’accord avec moi que nous ne voyons pas le paysage mauricien sans canne à sucre. Cependant, j’estime qu’Arnaud Lagesse a raison de réclamer l’organisation d’une table ronde afin de trouver une solution rapide aux problèmes auxquels l’industrie cannière est confrontée.

Propos recueillis par Jean Marc Poché

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