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PROFESSEUR AMEENAH GURIB-FAKIM : « Il faut démystifier le secteur de la recherche scientifique »

Pr. Ameenah Gurib-Fakim, vous dirigez le Centre de phytothérapie et de recherche (Cephyr), une entreprise qui fait des tests pour des produits pharmaceutiques fabriqués par les grands laboratoires internationaux à Maurice. Pourquoi Maurice ?
Nous avons une population diverse dans laquelle on retrouve tous les paramètres génétiques et environnementaux pour faire des tests pour les produits pharmaceutiques et de beauté. Nous avons tous les paramètres génétiques en quantité suffisante sauf ceux du type caucasien. Au niveau ethnique et climatologique, Maurice est un pays idéal pour tester les produits de beauté. En dépit de tous les cloisonnements que certains tentent d’imposer, nous avons un pôle d’excellence qui se trouve au sein de notre diversité ethnique. Encore une raison, scientifique cette fois, en faveur du mauricianisme. Nous valorisons la population et son environnement en dépassant le cadre du slogan touristique « sun and sea » et en y ajoutant la diversité mauricienne.


Depuis quand ces tests sont-ils pratiqués à Maurice ?
Depuis 2004. Nous travaillons avec toutes les instances locales et en respectant tous les protocoles internationaux parce que nous n’avons pas droit à l’erreur. Nous sommes à 10 000 kilomètres de nos clients et sommes obligés de faire les choses avec soin. Le produit a passé une batterie d’examens, mais avant d’être mis sur le marché, il faut passer des derniers tests sur des humains qui sont effectués à Maurice. Cypher a des centres pour ses tests à Bucarest, à Rio de Janeiro, à Maurice, en Inde et nous en aurons éventuellement un en Chine

Les Mauriciens sont-ils de bons cobayes pour ces tests ?
Nous n’utilisons pas le terme cobaye…

Quel est le terme que vous utilisez ?
Nous utilisons le terme volontaire, car chacun de ceux avec qui on travaille signe un formulaire d’acceptation. Cela précisé, et pour répondre à ce que vous sous-entendez, quand vous utilisez le terme cobaye, il ne faut pas se leurrer : le secteur pharmaceutique a besoin de faire des tests avant de mettre ses produits sur le marché. Quand vous achetez un médicament, vous n’imaginez pas tout le processus qui a conduit à sa mise au point. La personne volontaire signe une « consent form », a droit à une formation au cours de laquelle on lui explique ce qui va se passer pendant le test.

Quelle est la différence entre cobaye et volontaire ? Que ce soit un être humain ou un animal, est-ce qu’ils ne participent pas à la même démarche : tester l’efficacité d’un produit pharmaceutique ?
Ce n’est pas la même démarche, pas dans la même étape de l’élaboration d’un produit. Le volontaire est consentant, pas l’animal. En plus, l’animal intervient dans la période préclinique de l’élaboration d’un médicament qui comprend plusieurs étapes : la recherche, la période préclinique, les études cliniques. Pour l’étape préclinique, il faut passer par l’animal, que ce soit une souris ou un singe, par exemple. C’est grâce à ces tests sur les animaux que la grande majorité des médicaments a pu être mis au point. Ce n’est que quand le dossier du médicament est bouclé, quand la sûreté est confirmé que l’on passe à l’étape clinique, avec des tests sur les volontaires. Il ne faut pas oublier que l’industrie pharmaceutique investit de grosses sommes pour mettre au point de nouveaux produits et que tous ne sont pas de grands succès commerciaux. Le taux de réussite d’un médicament c’est un sur cent mille.

Mais le médicament qui devient un succès génère des milliards de profits…
N’oublions pas l’investissement très, très lourd. On parle de deux à trois milliards de dollars d’investissement pour arriver à un produit fini. Mais revenons à Maurice et à Cephyr. Nous faisons des tests cliniques, plus particulièrement pour des cosmétiques qui respectent toutes les procédures internationales.

C’est un créneau intéressant pour Maurice ?
Absolument. On parle de biotech, mais je crois qu’il faut démystifier à Maurice tout le secteur recherche et développement.

Avez-vous le sentiment que ce secteur est mal compris à Maurice ?
On dit toujours que le chercheur a un côté méchant dans son travail. On l’assimile à un savant fou ou à un apprenti sorcier de bandes dessinées. On dit que ses travaux font du mal à l’environnement, provoquent le changement climatique, etc. On parle plus souvent de son côté négatif que de ses apports positifs. Mais il faut se rendre à l’évidence que sans le chercheur il n’y aurait pas de développement. Dans ce contexte, je pense qu’il faut un dialogue pour démystifier et faire accepter au public les bienfaits de la science en n’oubliant pas ses effets secondaires, trop souvent amplifiés.

Vous êtes en train de dire ou de laisser entendre que les grandes sociétés pharmaceutiques sont les bienfaiteurs de l’humanité. Mais il ne faut pas oublier les médicaments pas chers pas mis sur le marché parce que ne rapportant pas de profits, les marges exagérées, etc.…
Cela existe mais il n’y a pas que ça. C’est pour cette raison qu’il faut dialoguer pour démystifier ce secteur. Certes, les grands groupes pharmaceutiques ne sont pas des enfants de choeur, mais sans eux la recherche n’avancerait pas. Les chercheurs ont bien souvent mauvaise presse car le public ne retient que les aspects négatifs de son travail. On oublie un peu facilement que la qualité de notre vie a été grandement et positivement modifiée par l’apport de la science.


Peut-on dire que la recherche existe à Maurice ?
Pour moi qui travaille au Cephyr la réponse est oui. Mais en général il y a recherches et recherches, et je m’explique. Il y a des recherches vérifiées qui mènent à des publications. Il y a aussi des recherches qui doivent mener au développement et je pense que c’est à ce niveau que le bât blesse, car il y a très peu de travaux qui ont pu franchir la vallée de la mort…

C’est-à-dire ?
La vallée de la mort ce sont des travaux académiques qui restent dans des tiroirs, dans des publications spécialisées, sans jamais atteindre le grand public. Le problème est qu’il faut disposer des moyens pour réaliser les travaux académiques pouvant influencer le quotidien, comme par exemple Google ou Facebook. Pour le faire, il faut des fonds, des dons, des philanthropes pour financer la recherche et cette culture n’existe pas à Maurice.

Y a-t-il de bons chercheurs à Maurice ?
Vous savez, il y a de bons chercheurs et de bons enseignants partout. Mais il faut que le système les reconnaissent, ce qui n’est pas toujours le cas ici.

La vallée de la mort mauricienne est-elle plus profonde qu’ailleurs ?
Elle est aussi profonde à Maurice qu’en Afrique. Cela étant, il y a sur le continent africain des pays avancés dans ce domaine comme le Nigeria, l’Égypte, l’Afrique du Sud, mais beaucoup d’autres sont à la traîne, stagnent même pour reprendre un titre d’un récent article du magazine Science. À Maurice, nous avons beaucoup de publications, mais pas beaucoup de réalisations. Cela reste un exercice intellectuel.

Mais, pour certains intellectuels mauriciens, le fait d’avoir produit un document, de l’avoir fait publier, n’est-il pas suffisant ? N’est-ce pas la finalité de la démarche ?
C’est un peu vrai que la publication d’un document de réflexion est la finalité du chercheur. Il faut chercher la raison de cette attitude par la question suivante : quel est le modèle et quelle est la finalité que l’on a prônés à Maurice dans le domaine de la recherche ?

Question suivante logique : existe-t-il à Maurice une politique pour le développement de la recherche ?
Quand je travaillais à l’université de Maurice, la finalité pour un chercheur était d’obtenir une promotion. C’est le système qui le veut : on commence comme lecturer, puis on devient professeur en attendant d’autres promotions dans la hiérarchie. Pour atteindre cet objectif, il faut se faire voir, se faire connaître.

Peut-on résumer ce fonctionnement en disant qu’il faut faire de la recherche utile pour publier des travaux susceptibles de faire obtenir des promotions ?
C’est un bon résumé. Je dirais qu’il y a des travaux qu’on ne devrait même pas publier. Il faudrait que l’institution examine les travaux et choisisse de faire publier uniquement ceux qui ont un potentiel de développement.

Qui va se charger de faire ce choix, ce tri ?
Dans les universités du continent, ou ailleurs dans le monde, on encourage les chercheurs à ne pas publier leurs travaux mais à les faire breveter. Sans une politique de recherche, nous allons à Maurice rester dans le système des publications de travaux destinés à obtenir des promotions.

Vous allez vous faire beaucoup d’amis parmi les chercheurs !
Mais je parle de choses réelles, de situations existantes. Il faut réfléchir sur cette situation pour essayer de s’en sortir et faire véritablement avancer la recherche à Maurice.

Sinon, et vous en êtes un peu le symbole, l’avenir du chercheur mauricien à l’université de Maurice, n’est-ce pas ?
Je suis restée à Maurice et je pense pouvoir dire que mon travail fait avancer la cause de la recherche à Maurice. J’ai suis allée à la recherche de nouveaux créneaux, ce qui m’a permis de faire des rencontres qui m’ont mené là où je suis.

Donc, le chercheur ne peut pas se contenter aujourd’hui de réfléchir, mais il faut qu’il sorte, de lui-même et de son pays, aille voir ailleurs, se fasse connaître, fasse un peu de marketing et sache être présent là où il faut, quand il le faut…
Il faut savoir présenter des communications dans des conférences, s’adresser au public cible pour faire connaître ses travaux.

Le problème est que tous les chercheurs ne sont pas comme vous, une jolie femme qui a du peps…
C’est vrai qu’avoir une bonne communication m’a beaucoup aidée. Avec — il ne faut pas le négliger —, le crédit scientifique que m’ont valu mes publications dans les revues qui comptent, ainsi que les livres que j’ai publiés à Maurice sur divers sujets scientifiques. Tout cela ajoute et fait monter la mayonnaise autour de la thématique. Le potentiel de chercheur existe à Maurice mais la question est de savoir comment il est encadré.

Vous avez été enseignante et Pro Vice-Chancellor à l’université de Maurice. Que pensez-vous de ce cours de bi-phram parrainé par l’université avec la bénédiction de la Tertiary Education Commission et qui, on a découvert, n’était pas sanctionné par un diplôme reconnu ?
Il faut avoir une instance régulatrice forte, avec des gens compétents, pour éviter ce genre de problème. Il faut aussi savoir que quand on est dans un poste de responsabilité, on ne peut pas faire plaisir à tout le monde mais prendre des décisions qui vont bénéficier à l’institution. Il faut travailler pour l’intérêt suprême des institutions, pas celui de quelques individus. Il y a une éducation à faire à ce niveau.

Nous sommes en train de parler de l’université de Maurice, de la TEC qui sont censés donner le « la » au niveau de l’éducation tertiaire. L’université cautionne un cursus qui ne mène nulle part et la TEC autorise une école de médecine à fonctionner sans se préoccuper de savoir si les élèves auront un diplôme valable à la fin. Après ces deux histoires, comment voulez-vous que l’on ait confiance dans le système éducatif tertiaire mauricien ?
La confiance se mérite. Je ne peux que vous répéter qu’il faut que les responsables travaillent pour le bien des institutions où ils ont été nommés et pas l’inverse. C’est en ce faisant, en s’assurant que cette politique est respectée qu’on va restaurer la confiance dans nos institutions.

Vous êtes chercheur, employons donc le langage scientifique. Est-ce que le cancer qui gangrène les institutions dont nous parlons est au stade embryonnaire ou est-il très développé ?
Je crois que le terme cancer est trop fort.

Remplaçons le par maladie, si vous préférez…
Je préfère. Des choses ont été mises en place à l’université de Maurice au niveau des promotions. Aujourd’hui, pour obtenir une promotion, on doit satisfaire des critères précis, ce qui n’était pas le cas il y a quelques années. Que les critères sont bons ou pas, suffisants ou pas, c’est un autre débat. On a des critères, ce qui veut dire qu’il y a un certain assainissement de la situation. Mais il faut aussi questionner le système et son fonctionnement et mettre de l’ordre en fonction de ce qui se passe à l’échelle internationale. Les universités africaines sont en train de monter et le positionnement de Maurice n’est pas, disons, terrible. On doit faire une analyse de ce qui s’est passé au cours des dix années écoulées et à partir de là améliorer le système.

Pourquoi avez-vous quitté l’université de Maurice au lieu d’y être restée pour aider à l’améliorer ?
Peut-être parce que j’ai découvert que ma vraie vocation était d’être chercheur au lieu d’être enseignante. J’ai trouvé quelque chose de plus intéressant au niveau personnel qui me permet en même temps de faire avancer la recherche à l’échelle nationale.

Vous regrettez-vous toujours de ne pas avoir été choisie pour diriger la TEC ?
Avec le recul la réponse est non. Aujourd’hui, la TEC est en train de recruter un directeur et j’espère que, comme je l’ai déjà dit, on va recruter le meilleur candidat. La TEC régule le tertiaire, a un rôle très important à jouer et a donc besoin de personnes capables de la diriger.

Que pensez-vous de la multiplication des universités — ou des filiales d’universités étrangères — à Maurice ?
 Je reviens d’un voyage en Malaisie où il y a également un foisonnement d’universités. Leurs instances régulatrices ont choisi les universités qui ont fait leurs preuves, ce qui permet de tirer le système éducatif tertiaire malaisien vers le haut. C’est l’exemple que Maurice devrait suivre. Si on veut développer le secteur tertiaire et faire de Maurice un hub, il est préférable de le faire en choisissant des universités reconnues à travers le monde.

C’est vrai qu’à Maurice on a des universités — ou des filiales d’universités — dont on n’a pas beaucoup entendu parler…
C’est une question de responsabilité des autorités mais aussi du public mauricien. Si j’étais étudiante, avant de m’inscrire dans une université privée, j’irais regarder de près ses antécédents auprès des institutions fiables. Tout le monde peut le faire sur internet.

Mais le facteur financier joue un rôle important dans le choix d’une université privée…
Je ne suis pas tout à fait d’accord : les meilleures universités indiennes sont tout à fait accessibles en termes de rapports qualité/prix. C’est à peu près le même montant que pour une université privée à Maurice. Si on choisit de rester à Maurice, c’est pour d’autres facteurs dont la proximité familiale. En ce qui me concerne, j’ai beaucoup grandi quand j’ai quitté Maurice pour aller étudier en Angleterre. Je pense que c’est une coupure qui aide l’individu à grandir. Quand on reste dans le cocon familial, on prend tout pour acquis et on ne bénéficie pas de l’ouverture sur le monde et on ne découvre pas la richesse qui consiste à être Mauricien.

Les jeunes mauriciens s’intéressent-ils à la recherche ?
Pas beaucoup et c’est un phénomène mondial. Mais quand un jeune compare les choix de carrière, les roles models et les salaires, les sciences arrivent en dernier. Ceux qui font les sciences se retrouvent seulement dans l’enseignement, une carrière très noble mais malheureusement mal payée. Il faut faire évoluer la recherche et le développement au niveau local dans le cadre d’un partenariat public-privé pour inciter les jeunes à se tourner vers les sciences. Pour tout cela, il faut revoir le fonctionnement du système de l’éducation à Maurice.

L’année dernière, le président de la République a regretté le manque d’intérêt des jeunes Mauriciens pour les matières scientifiques…
Le président de la République a eu raison de tirer la sonnette d’alarme sur le manque d’intérêt pour les sciences au niveau secondaire. On doit démystifier la science, encourager le développent de la recherche, un partenariat public-privé pour faire émerger des thématiques de recherche. C’est ça le bon signal à donner pour permettre aux jeunes de se rendre compte qu’il y a de l’avenir et des possibilités de carrière dans la science et la recherche. Il faut également, et ça on ne l’a pas assez dit, encourager les filles à étudier les sciences. Et pas seulement au niveau secondaire.

Pardonnez mon ignorance, mais existe-t-il un ministre de la Science à Maurice ?
Oui. Le ministère de l’éducation tertiare est également celui de la science. Ce qui est le cas dans de nombreux pays.

Selon vous, faudrait-il un ministère de la Science à Maurice pour rendre ce sujet intéressant et populaire ?
La science a toujours été liée à l’éducation tertiaire dans beaucoup de pays. Mais il ne suffit pas d’avoir un ministère, il faut aussi avoir un ministre et un gouvernement qui s’intéressent à ce sujet. En général, dans les pays africains, la science occupe une place modeste dans la hiérarchie gouvernementale. Au Rwanda, par contre, le président Kagamé a mis la science directement sous la responsabilité de son bureau. Par conséquent, le ministre de la Science répondait directement au président, ce qui a fait avancer les choses à une allure extraordinaire. La synergie entre la présidence et le ministère de la Science a produit des miracles, et le Rwanda est un pays qui est en train de décoller puisqu’il a su lier science et développement.

Donc, la science est mal considérée en général ?
Je vous l’ai dit au début de cette interview, il y a une mauvaise perception et pas suffisamment de compréhension de la science à Maurice. En Inde, par exemple, la science s’est développée grâce au soutien de Nehru, qui a interdit que le ministère qui en était responsable subisse des coupures budgétaires. Cette mesure, ce sens de la vision ont porté leurs fruits. L’Inde est aujourd’hui un des grands pays émergeant au niveau scientifique. Même chose pour le Brésil, mais ce n’est pas le cas pour les pays africains où la science n’a jamais été prise au sérieux. Et pourtant tout, ou pratiquement tout, dans notre quotidien passe par la science : l’énergie, la sécurité alimentaire, le développement des communications, le changement climatique. Par exemple, à Maurice, on parle beaucoup du problème énergétique en ce moment. Mais est-ce qu’on fait appel à des scientifiques avec des données fiables pour aider à la prise de décision ? Tout cela doit se faire dans le cadre d’un dialogue entre les politiques, les décideurs et les scientifiques. Il n’existe pas encore à Maurice. Malheureusement.

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